Eiger face nord voie Heckmair

Depuis que nous en rêvions, les 23, 24 et 25 mars 2022, avec Olivier nous avons enfin pu parcourir la légendaire face nord de l’Eiger. Les bonnes conditions en version plutôt sèche de cette fin d’hiver, début de printemps, font que nous ne sommes pas les seuls à être sur le coup…

Obstacle parmi les obstacles, l’immense face nord de l’Eiger, constitue un morceau de choix. Force est donc d’admettre que nous autres alpinistes, avons de drôles d’idées.

Le tracé approximatif de la voie Heckmair de 1938, première voie ouverte dans la face nord de l’Eiger 3967m.
ED, M5+, 1600m :

Visible depuis la vallée et simple d’accès, la face nord de l’Eiger a été le théâtre d’une compétition acharnée pour sa conquête.
Aperçu historique de la première ascension :

– 17 juillet 1934, Willy Beck, Kurt et Georg Lowinger montent d’environ 500 mètres dans la paroi. Suite à une chute de Willy Beck la cordée renonce.

– 21 au 26 août 1935. Après une observation de la face pendant plusieurs jours, le 21 août 1935, Karl Mehringer et Max Sedlmayr décident de se lancer le plus directement possible dans la paroi. Ils ne passent pas à droite dans ce qui deviendra plus tard la « traversée Hinterstoisser ».
Après 900 mètres d’escalade ils atteignent le 3ème névé à 3300m. La tempête qui les frappe scellera leur destin, à l’endroit qui se nomme désormais le « bivouac de la mort ».

– l’été 1936 est marqué par une seconde effroyable tragédie.
Pour autant l’enthousiasme et la joie de vivre de ces jeunes gens sont tout à fait remarquables et leur fin terrible ne doit pas laisser penser qu’ils ne tenaient pas à la vie. Devant tout inventer face aux dangers inhérents aux grandes parois, on peut simplement les considérer comme des pionniers essentiellement armés de leur innocence et de leur fraîcheur.

Tony Kurz (bandeau blanc) et Andreas Hinterstoissier :

Une anecdote permet de saisir la bravoure et la motivation des grimpeurs de ce temps. Dans les jours qui précèdent leur tentative, lors d’une reconnaissance préparatoire, Andreas dévisse sur quasiment 40 mètres… Indemne, cet « incident » l’empêche nullement de retourner quelques jours plus tard dans la paroi avec ses camarades : Toni Kurz, Willy Angerer et Eduard Rainer!

Fin juillet 1936, les audacieux alpinistes partent dans une aventure qui deviendra funeste et restera gravée dans l’imaginaire collectif.
Après avoir remonté le socle et franchi la « fissure difficile », ils surmontent l’impossible « traversée Hinterstoisser ». Ironie du destin, sans laisser de corde derrière eux, ce passage qui dans un premier temps leur donne accès à la suite de l’itinéraire, s’avèrera ensuite fatal.

Le début de la traversée Hinterstoisser :

En effet, plus haut, au « bivouac de la mort » comme leurs défunts prédécesseurs, une tempête les oblige à renoncer à leur tour. Parvenant à revenir sur leurs pas dans le mauvais temps, ils n’arrivent pas à grimper la « traversée Hinterstoisser » en sens inverse.
Luttant jusqu’à leurs dernières forces, eux aussi, à leur corps défendant écrivent une des tragédies de montagne les plus connues.

– été 1937, l’immense Mathias Rebitsch, un des meilleurs grimpeurs de l’entre-deux guerre et Ludwig Vorg, franchissent à leur tour la « traversée Hinterstoisser », en revanche ils anticipent de laisser une corde. Salutaire idée, après plusieurs jours passés dans la paroi, ils sont les premiers à revenir vivant d’une tentative avancée. A noter que c’est depuis cette époque que des cordes fixes sont installées, facilitant ainsi grandement ce passage extrêmement difficile pour les pionniers.

Cela paraît idiot, mais ils sont les premiers à comprendre en quoi consiste la face nord de l’Eiger. L’aspect rocheux de la paroi trompe son monde, Mathias et Ludwig sont désormais convaincus que cet itinéraire est à prendre comme une ascension plus neigeuse que rocheuse.

Mathias Rebitsch 1911 – 1990 :

Fort de cette tentative en 1937, Mathias Rebitsch ne participe pourtant pas à l’ascension de 1938 et se tourne vers l’exploration et l’archéologie à travers le monde.

Il fait néanmoins un retour détaillé à Anderl Heckmair, qui ainsi sait à quoi s’attendre!

– 22 au 24 juillet 1938, l’invincible face nord de l’Eiger est gravie.
Anderl Heckmair est déjà un géant de l’alpinisme qui a notamment tenté plusieurs fois la face nord des Grandes Jorasses et réussi dans les Dolomites la fameuse voie Solleder à la Civetta!

De plus, avec Ludwig Vorg, ils forment une équipe bien préparée. Ludwig a déjà une expérience de la paroi, d’ailleurs ils restent sur la même stratégie que celle déployée l’année précédente : rester équipés pour la neige et la glace.

Anderl Heckmair, à gauche avec ses crampons 12 pointes, à droite avec le matériel d’époque lors d’un exercice de rappel en « S » :

Anderl et Ludwig se sont donc munis de crampons 12 pointes imaginés un peu avant par le génial inventeur Valdotain Laurent Grivel. Plus expérimentés, mieux équipés et plus rapides, Anderl Heckmair et Ludwig Vorg rattrapent Heinrich Harrer et Fritz Kasparek qui étaient partis la veille dans la paroi.

A l’issue d’un combat titanesque contre les difficultés et les éléments, le sens de l’itinéraire de ces alpinistes et le talent d’Anderl Heckmair leur permettent de sortir de cette maudite face nord, passage de l’ombre à la lumière, comme une allégorie de la mort vers la vie.
Par la force des choses, Anderl invente au passage le mixte moderne*.
Avec cette réussite folle, toute une mythologie achève de voir le jour, finissant de construire un imaginaire avec ses démons, son Panthéon et ses héros, pourtant parfois au côté obscur.

* mixte moderne : action des alpinistes qui consiste à grimper avec des crampons aussi bien dans le rocher que la neige et la glace. Ce qui demande plus d’habiletés mais qui d’une part facilite grandement les transitions du terrain neigeux au rocher et l’inverse, et d’autre part permet aussi de s’adapter en partie au mauvais temps. En effet, les alpinistes équipés de crampons glissent un peu moins sur le rocher enneigé.

– du 14 au 16 juillet 1947, seconde ascension par Lionel Terray et Louis Lachenal.

 

 

 

 

 

L’année précédente en août 1946 ils signent la 4ème ascension de l’éperon Walker en face nord des Grandes Jorasses ce qui en fait une, si ce n’est la cordée la plus marquante du moment.

En 1951, Anderl Heckmair réalise à son tour l’ascension de l’éperon Walker, c’est le 8ème parcours de cette voie.

Pour conclure cet aperçu historique, je ne peux pas résister à l’envie de partager un clin d’oeil à mon ami Ueli Steck 1976 – 2017.
Il s’était vraiment construit comme alpiniste de haut niveau avec et grâce à la face nord de l’Eiger qu’il avait gravi une quarantaine de fois.

Incontestablement il en a été un des acteurs marquants de ces dernières années. Aujourd’hui encore son record du 17 novembre 2015 en 02h22’50 » tient toujours.

 

 

 

 

 

Une anecdote :
En 2013 au Camp de Base de l’Annapurna nous avions fêté ses 37 ans, c’était un « bon moment » comme il aimait le dire avec son accent inimitable. Il avait déjà gravi la face nord de l’Eiger autant de fois que son nombre d’années.
Dans un élan spontané il m’avait proposé qu’à notre retour dans les Alpes nous grimpions l’Eiger ensemble… quelle blague j’avais bien rigolé. Je ne me sentais pas du tout de progresser à son rythme!
Je me souviendrai longtemps de sa gentillesse, son recul sur notre pratique et de son enthousiasme. Ciao l’ami.

Revenons à notre ascension du 23 au 25 mars 2022 :

De nos jours, dans la face nord de l’Eiger, la désormais « voie Heckmair de 1938 », est une classique que tout alpiniste attiré par les « Grandes Courses » souhaite accrocher à son palmarès. Classique, oui mais à comprendre dans le sens où beaucoup d’excellents alpinistes à l’échelle de l’Europe entière s’y retrouvent dans les mêmes périodes. Même sur une activité aussi élitiste, cette convoitise finit par amener pas mal de monde et une certaine fréquentation pour ce type d’exercice…

Les informations sur l’itinéraire, les conditions et le matériel s’améliorant au fil des générations, avec Olivier nous ne partons clairement pas vivre des épopées aussi incertaines et terrifiantes que les pionniers, mais nous venons sur les traces de nos illustres prédécesseurs chercher une aventure en bonne partie maîtrisée.

Ne nous sentant pas de « passer à la journée », nous préférons rester derrière les nombreuses cordées présentes. Devant nous, 8 cordées, suisses, italiens, espagnols, britanniques et bien sûr des français. Plus rapides que nous, nos amis Camille et Romain ont fait le choix de partir dans la mêlée.
04h00, nous croyons partir les derniers de Eigergletscher :

Nous avons mis 1h30 pour arriver au pied de la paroi proprement dite et maintenant nous remontons le socle, ses pentes de neige et ses petits ressauts pas très durs mais qui demandent déjà de l’attention.
Les crampons sur les prises arrondies du calcaire… tout un art que nous allons devoir mieux apprivoiser :

Vers le Stollenloch (« trou du voleur ») une cordée jette l’éponge et s’organise pour le rejoindre un peu peu plus loin sur la droite :

De notre côté on continue notre ascension.
Une cordée nous a rattrapé, sur cette seule journée nous sommes donc encore 9 cordées… :

On prend de la hauteur, dès la fin du socle on ressent déjà un peu l’ambiance qui règne dans la face nord de l’Eiger :

Au pied de la « fissure difficile » ça se complique, les 7 cordées devant nous se sont gênées et ont formé un véritable bouchon.  Déjà 2 heures d’attente pour les cordées qui nous précèdent et nous attendons encore un moment.
La cordée derrière-nous renonce :

On dirait que ça bouge, on reprend l’ascension.
Olivier dans la traversée qui amène au pied de la fissure difficile proprement dite :

Devant nous une cordée féminine d’espagnols puis leurs homologues masculins. Très sympathiques ils sont contents de pouvoir discuter car devant les guides italiens et leur client sont plutôt acariatres… :

Sans se tirer sur le matériel en place, M5+ ne me semble pas usurpé.
Olivier sort de la première section la plus délicate de la longueur :

Puis la seconde partie de la longueur, moins difficile mais typique de l’escalade dans cette paroi, c’est en crampons qu’il faut accepter de se mettre en équilibre sur le calcaire arrondi :

Un petit coup d’oeil au caractéristique « mushroom », point de départ favori des base-jumpers dans la face nord de l’Eiger :

L’itinéraire classique de la face nord vient littéralement buter sous ce mur caractéristique nommé « Rote Fluh » :

Vue la raideur générale, pas d’autre choix, c’est là que la voie se décale à gauche jusqu’à la fameuse « traversée Hinterstoisser » :

Que d’animation dans cette paroi. Ici en action on croise rien de moins qu’Alex Huber himself ouvrant une nouvelle voie avec son frère Thomas et le grand alpiniste Stephan Siegrist :

3 alpinistes sur le petit névé avant la traversée Hinterstoisser. Ensuite la voie franchit le bouclier de dalles à gauche pour atteindre une zone moins raide :

A la sortie de la traversée Hinterstoisser, encore et toujours des passages de mixte alternant rocher et neige :

Ensuite on remonte le « 1er névé » :

Au pied des longueurs de jonction entre le 1er et le 2ème névé on rejoint nos camarades espagnols encore ralentis par les guides italiens et leur client qui sont toujours aussi désagréables. Pour notre part nous ne sommes pas réellement pressés, cela ne nous gêne pas d’attendre en discutant avec de sympathiques alpinistes.
La longueur suivante semble fameuse, un fin placage à grimper tout en délicatesse :

Comme souvent en montagne, mais c’est encore plus vrai à l’Eiger, une longueur cache une autre longueur, avant d’arriver enfin au point espéré.
Encore au moins 2 longueurs avant le 2ème névé :

Enfin le début du second névé :

Au pied du mur orangé et à gauche on voit la « rampe », se trouve le « bivouac de la mort » qui malgré cette appellation à la réputation d’être confortable.
Mais des 7 cordées qui nous précèdent aujourd’hui aucune ne semblant « passer à la journée », ce qui nous amène à cette conclusion implacable : « tous ces gens vont bien dormir quelque part! »

15h, un emplacement semble correct au début du 2ème névé, on décide de dormir là.
2 places allongées, elle est pas belle la vie :

On a droit à un magnifique coucher de soleil, c’est parti pour notre 1er bivouac :

J2, jeudi 24 mars, ce n’est pas le même scénario que la veille… Alors que nous sommes encore confortablement installés dans nos duvets, la première cordée du jour nous réveille à 02h50. Ils sont partis à minuit!

Contrairement à la veille où aucune des 8 cordées n’est passée à la journée, aujourd’hui les 5 cordées vont sortir la voie en maximum 13h15 pour les moins rapides. Nous allons donc être aux premières loges d’un véritable festival d’aisance et de rapidité.

05h45 départ de notre bivouac. De notre côté nous continuons tranquillement à notre rythme.
Olivier sur le 2ème névé :

08h nous sommes au « bivouac de la mort » :

Après une pause, c’est reparti. La longueur de jonction entre le « bivouac de la mort » et le début de la « rampe » :

La « rampe », une belle séance de mixte en perspective :

Après être passés au bivouac de la « rampe » qui semble pas mal du tout, vient la raide cheminée de la « rampe » M5+, la « waterfall chimney » :

Olivier à la sortie de la raide cheminée de la « rampe » :

Olivier sur le névé en haut de la « rampe » avant la traversée en rocher pourri :

Dernière cordée du jour à nous dépasser, nos amis Mathieu, Romain et Samuel nous doublent gentiment :

13h30 nous voici au début de la « traversée des Dieux » :

Plus haut on entend batailler les antipathiques guides italiens et leur client, ainsi que nos 4 camarades espagnols. N’étant pas assez rapides pour les doubler et n’ayant aucune envie de lutter derrière eux, nous décidons de bivouquer là :

Encore quelques cordées et les alpinistes vont finir par apprivoiser ce chocard à bec jaune :

J’ai les pieds un peu dans le vide, mais bon quel privilège d’être enfin tranquilles et de pouvoir profiter des derniers rayons de soleil :

J3, vendredi 25 mars, même si on y prend goût, ce serait bien qu’un jour nous aussi nous sortions de cette paroi…
Malgré la douceur relative pour la période et notre équipement hivernal la nuit a été fraîche. Nous sommes bien contents de bouger.
05h45, Olivier dans la « traversée des Dieux » :

Après la « traversée des Dieux » vient le fameux névé de « l’araignée blanche ». Nommé ainsi car vu de la vallée, de fines goulottes de neige de part et d’autres lui font des pattes.
On la trouve bien en glace « l’araignée blanche » :

Merci les copains devant nous de nous rappeler que la goulotte attirante en haut de « l’araignée blanche » et bien ce n’est pas là!
Il faut bien se décaler sur la droite de « l’araignée » pour trouver une goulotte cachéé qui se dévoile au dernier moment :

La goulotte cachée qui conduit à la « fissure de quartz » M5+ :

La « fissure de quartz » M5+, c’est la fissure de droite :

Olivier à la sortie de la « fissure de quartz » :

Encore et toujours des passages, après le « bivouac Corti » et son rappel pendulaire (cordes en place), viennent les cheminées de sortie qui demandent encore toute notre attention.
Olivier en haut de la dernière cheminée terminale :

Encore quelques longueurs en terrain alpin classique et viennent enfin la pente terminale et l’arête sommitale :

Allez Olivier, pense à Ueli quand il faisait le lapin Duracell :

Sur l’arête sommitale la vue sur les sommets de l’Oberland est époustouflante :

La fin de l’arête de Mittellegi nous amène enfin au sommet :

12h30 sommet.
J1, pied de la paroi – 2ème névé : 7h (sans les bouchons provoqués par les autres cordées).
J2, 2ème névé – traversée des Dieux : 7h45.
J3, traversée des Dieux – sommet Eiger : 6h45.
Au total 21h30 de grimpe.
Bravo Olivier, trop content d’avoir partagé avec toi cette ascension fabuleuse :

 

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